Reconstruire l’Enfance


BLEECKER STREET : On connaît Antonio Seguí comme peintre. Mais vous êtes aussi collectionneur, d'art précolombien et d'art africain principalement. Quelle est l'origine de cette passion ?

ANTONIO SEGUI : J'ai toujours aimé accumuler des objets avec lesquels j'aime partager ma vie. Tout a commencé très tôt, quand j'ai hérité par mon grand-père d'une collection de timbres. Au début des années cinquante, je suis parti étudier en Europe et (avec le produit de la vente des timbres) j'ai commencé, à Madrid, à acheter des gravures : Les Caprices de Goya, puis, à Paris, des planches de Piranèse, Daumier, Félicien-Rops, Chagall, Otto Dix… La passion pour le précolombien m'est venue plus tard. En mai 1957, rentré en Argentine, après avoir acheté une voiture, je me suis lancé sur les routes en m'imposant comme destination finale Mexico. À partir de Tiahuanaco, en Bolivie, j'ai rencontré sur mon chemin les vestiges des différentes cultures qui ont essaimé sur le continent. Je crois que ces mois ont été les plus intenses de ma vie : le contact avec les descendants méprisés de ces anciennes civilisations, le manque d'intérêt des gouvernements de l'époque pour cet héritage périssable…
Sur une route du Pérou, près de la côte, des enfants m'ont vendu des pièces de coton peintes qui provenaient de fardos funéraires de Chancay. Les masques en bois rouges étaient posés là, en pleine rue… Plus tard, en Équateur, d'autres enfants devaient me proposer des figurines en terre cuite de Valdivia… Au fil des années, ma collection a connu un certain nombre d'avatars, mais j'ai continué mes recherches, m'habituant à voyager avec mes trésors : du Mexique en passant par Córdoba, ma ville natale, et Buenos Aires, jusqu'à Paris que j'ai élu comme lieu de résidence… Les objets d'art précolombien m'ont accompagné partout.

B. S. - Et l'art africain ?

A. S. - J'ai eu la chance de rencontrer Jacques Kerchache, l'inspirateur du musée du quai Branly. Par son intermédiaire, j'ai par exemple acquis un ensemble important de statues Mumuyé du Nigeria, et aussi mes premiers masques éléphants Bamiléké du Cameroun en tissu perlé. Puis j'ai fait la connaissance, dans le pays même, d'un roi qui m'a cédé de nombreuses pièces. D'ordinaire, les masques éléphants sont brûlés quand ils ne servent plus. Ici, à Arcueil, j'en ai rassemblé une bonne trentaine…

B. S. - Quelle approche privilégiez-vous face à l'incroyable diversité des œuvres issues des cultures tribales et plus généralement des arts extraeuropéens ?

A. S. - Je n'ai jamais collectionné d'art asiatique, et très peu d'objets océaniens. Mes domaines d'élection sont les civilisations précolombiennes et africaines. Il m'est arrivé de rassembler des objets peu connus et peu prisés, comme ces masques Chane du nord de l'Argentine, accrochés à une poutre transversale dans l'atelier. Dans l'art précolombien, pour ce qui est des céramiques, j'ai privilégié la représentation de l'homme et des animaux. Mes préférences vont aux créations de la culture Nazca, d'un grand raffinement en ce qui concerne le dessin, les formes, les couleurs, et techniquement parfaites. J'ai la même relation avec les Mochica de la première période et les érotiques de la période Mochica III ainsi qu'avec les urnes d'El Magdalena, en Colombie, dont je possède tout un ensemble. Toutes ces choses sont nécessaires à mon quotidien.

B. S. - Parlons de ces urnes. Dans une des salles souterraines de votre demeure, ressemblant à une crypte, on les voit alignées sur deux rangs : l'effet est saisissant. Dans une des pièces de réception, deux vitrines se font face, garnies de plusieurs dizaines de masques funéraires de Chancay. Ces figures, rouges de cinabre, avec leurs yeux de coquillage aux pupilles noires, produisent un effet beaucoup plus fort que l'objet isolé. Même chose pour cette accumulation de masques et de marionnettes du Nigeria, pour l'ensemble de statues Mumuyé, pour les masques éléphants. D'où vous vient ce goût des « séries », des regroupements ?

A. S. - La vérité est que je n'en sais rien. Je pense que les souvenirs d'enfance, les soldats de plomb y sont pour quelque chose. De là sûrement cette armée de masques funéraires de Chancay tous peints d'un rouge orangé, avec leurs chevelures et leurs plumes. Ainsi regroupés, ils donnent l'idée d'une multitude, avec une présence étrange. Il en va de même des urnes funéraires du Magdalena. J'en possède vingt-quatre ; de temps en temps, je les change de place et je me revois petit garçon faisant la même chose avec les soldats de plomb.

B. S. - Tous vos objets ne sont pas empreints de gravité. À la différence de plus d'un collectionneur d'art primitif, on dirait que vous êtes moins sensible à la dimension intérieure de ces figures, à leur mystère individuel, qu'à la faculté qu'elles ont d'extérioriser un sentiment, à leur pouvoir expressif, et aussi à la variété de leurs postures. Il y a aussi ce goût des couleurs, de la polychromie…

A. S. - Parmi les objets obtenus par échange de Jacques Kerchache, il y avait deux masques Ekoi que je trouvais fascinants. Ces masques sont souvent doubles, l'un clair et l'autre noir, la vie et la mort dans leur unité. Leur caractéristique est d'être recouverts de cuir, avec une patine très profonde. À part la sensualité de la matière et l'élégance des coiffures, leur expressivité exacerbée est en constante contradiction avec la facture de l'objet. Cette expressivité n'est pas tellement ce que recherchent la plupart des collectionneurs dans l'art africain. Ni par ailleurs, l'humour, la gaîté et la vivacité des couleurs, le côté pictural. C'est justement ce côté pictural et souvent, cette fantaisie qui me séduisent, par exemple dans les masques éléphants Bamiléké. J'aime qu'un objet m'amuse. J'apprécie l'invention sous toutes ses formes, II y a des années, chez Kamer, j'ai vu des momies péruviennes en vente. Jamais je ne pourrais acheter ce genre de choses. Ce ne sont pas des œuvres faites de main d'homme et j'en éprouverais du malaise.

B. S. - Masques et marionnettes évacuent la dimension psychologique au profit du type ; la posture, l'attitude comptent plus que l'individualité. Les personnages qui s'agitent sur vos toiles, avec leurs faux mouvements, comme autant de variantes burlesques ou inquiétantes d'un même module, seraient-ils dans une certaine mesure apparentés à toutes ces figures dites « primitives » que vous vous plaisez à rassembler autour de vous ? L'idée même des « séries », le jeu de l'un et du multiple impliquant un effet de spatialisation, ne se retrouvent-ils pas aussi dans votre travail d'artiste ?

A. S. - C'est bien possible, encore que je n'en aie pas vraiment conscience. Je sais, en revanche, à quel point les personnages que je dessine se rattachent à l'univers de mon enfance. Avec la guerre, les jouets à clefs sophistiqués, japonais ou allemands, avec lesquels je m'étais amusé jusque-là, ont cessé d'être importés en Argentine. Il a fallu se contenter de jouets plus modestes, fabriqués sur place, expression d'un art populaire qui, aujourd'hui, a pratiquement disparu. Les bonshommes que l'on voit sur mes tableaux viennent de là. Par où on rejoint le souvenir des soldats de plomb dont j'ai parlé à propos des urnes du Magdalena. Les collections et la peinture se ressemblent peut-être de ce point de vue… Ce que je peins est une reconstruction historique de mon enfance.

Entretien avec Antonio Seguí, Bleecker Street 1- 2 (Abordages - Masques et Figures), Editions Dumerchez, 2004.